Clause de non-concurrence rémunérée : l’employeur ne peut pas se délier unilatéralement et échapper au paiement de l’indemnité – retour sur l’arrêt 4A_5/2025
24.07.2025

I. Introduction
De plus en plus d’employeurs choisissent de rémunérer les clauses de non-concurrence insérées dans les contrats de travail, afin d’assurer leur respect après la fin des rapports contractuels. Contrairement au droit français, qui impose une contrepartie financière pour garantir la validité d’une clause de non-concurrence, le droit suisse n’exige pas de rémunération. Toutefois, la pratique montre que le versement d’une indemnité — souvent appelée indemnité de carence — permet de renforcer la validité des clauses de non-concurrence.
Ce choix contractuel implique toutefois certaines précautions. Dans un arrêt du 26 juin 2025 destiné à publication (4A_5/2025), le Tribunal fédéral confirme qu’une clause de non-concurrence assortie d’une indemnité ne peut pas être levée unilatéralement par l’employeur, sauf si le contrat le prévoit expressément.
II. L’arrêt du Tribunal fédéral 4A_5/2025
a. Les faits
L’affaire oppose un cadre dirigeant à son ancien employeur, une société active dans le secteur bancaire. L’employé a été engagé en 2006, puis nommé « Country Manager » en 2008. À cette occasion, un nouveau contrat de travail est signé par les parties. Ce contrat contient une clause de non-concurrence d’une durée de deux ans après la fin des rapports contractuels. En contrepartie, une indemnité de carence équivalant à 50 % du dernier salaire fixe est convenue par les parties.
En mai 2021, l’employé donne sa démission pour la fin du mois de décembre. Il est libéré de son obligation de travailler dès juillet 2021. Début septembre 2021, l’employeur lui soumet une convention de résiliation anticipée du contrat, incluant une renonciation à la clause de non-concurrence. L’employé refuse de signer l’accord. Le 28 septembre 2021, l’employeur informe l’employé qu’il renonce à faire valoir la clause de non-concurrence, et qu’il ne versera pas l’indemnité de carence.
L’affaire est portée devant le Tribunal fédéral qui est amené à analyser la validité de la clause de non-concurrence et le droit à l’indemnité de carence correspondante.
b. Le raisonnement juridique du Tribunal fédéral
(i) La validité de la clause de non-concurrence
Dans un premier temps, le Tribunal fédéral confirme la validité de la clause de non-concurrence insérée dans le contrat de travail. Il rappelle que, conformément à l’article 340 al. 1 CO, une telle clause n’est admissible que si elle tend à protéger un intérêt légitime de l’employeur. Tel est le cas lorsque l’employé a eu accès à la clientèle ou à des informations sensibles telles que des secrets de fabrication ou des données commerciales stratégiques, dont l’exploitation pourrait causer un préjudice notable à l’employeur.
En application de l’article 340a al. 1 CO, la clause doit en outre être limitée de manière appropriée dans sa durée, son étendue géographique et son champ d’application matériel. Ces limites doivent être suffisamment déterminées pour que l’interdiction ne restreigne pas excessivement la liberté économique de l’ancien collaborateur.
En l’espèce, la clause litigieuse interdisait à l’employé, pendant deux ans après la fin des rapports de travail, toute activité directe ou indirecte auprès d’un concurrent, et prévoyait le versement d’une indemnité de carence. La durée de deux ans n’a pas été remise en cause par les parties. La question de la validité s’est en revanche posée quant à l’étendue géographique de la clause, dans la mesure où le contrat ne la définissait pas explicitement.
La juridiction cantonale de première instance avait estimé que l’absence de limitation géographique rendait la clause nulle. En appel, le Tribunal supérieur zurichois a au contraire jugé que la clause devait être interprétée à la lumière des circonstances concrètes. Il a relevé que l’entreprise était une société nationale, dont les activités étaient limitées au territoire suisse, et que l’employé avait exercé ses fonctions exclusivement en Suisse. Sur cette base, la juridiction d’appel a considéré que la clause devait être comprise comme s’appliquant à l’ensemble du territoire national, ce qui respectait l’exigence de limitation géographique.
Le Tribunal fédéral s’est rallié à l’interprétation de la juridiction d’appel, en soulignant qu’une clause peut être valable même si elle ne mentionne pas formellement son champ d’application territorial, dès lors que cette limitation peut être déduite de la volonté des parties et des fonctions concrètes exercées. En l’espèce, les fonctions exercées par l’employé en qualité de « Country Manager » exclusivement en Suisse ont renforcé l’interprétation selon laquelle la clause était limitée au territoire national.
Enfin, le Tribunal fédéral a relevé que la clause était également limitée quant à son objet, dans la mesure où elle interdisait les activités concurrentes dans le secteur de l’employeur.
(ii) L’impossibilité de résilier la clause unilatéralement
Un point important de l’arrêt réside dans la question de savoir si l’employeur pouvait valablement renoncer unilatéralement à la clause de non-concurrence après la fin des rapports de travail, de sorte à s’exonérer du paiement de l’indemnité prévue.
Sur ce point, le Tribunal fédéral confirme sa jurisprudence antérieure : une clause de non-concurrence assortie d’une indemnité de carence constitue un accord bilatéral, dans lequel le paiement de l’indemnité constitue la contre-prestation de l’engagement du travailleur à ne pas faire concurrence. Ce caractère synallagmatique exclut toute faculté de résiliation unilatérale par l’une des parties, sauf disposition contractuelle expresse en ce sens.
Le Tribunal fédéral rejette explicitement les critiques formulées par la doctrine, selon lesquelles l’employeur devrait pouvoir renoncer à la clause même en l’absence de disposition contractuelle, notamment lorsqu’il n’a plus d’intérêt économique à son application. Le Tribunal fédéral estime qu’une telle évolution ne se justifie pas, dès lors que l’employeur a consenti contractuellement au paiement d’une indemnité en échange d’un engagement précis. Une renonciation unilatérale équivaudrait à priver l’employé de sa contrepartie, alors même que ce dernier peut avoir d’ores et déjà renoncé à des opportunités professionnelles sur la base de la clause convenue.
En l’absence de clause prévoyant une faculté de renonciation unilatérale, l’employeur est donc tenu de verser l’indemnité de carence, indépendamment de l’usage ou non qu’il souhaite faire de la clause.
(iii) L’absence de déduction des revenus de remplacement
Enfin, ce qui nous paraît constituer la véritable nouveauté jurisprudentielle : le Tribunal fédéral examine l’argument de l’employeur selon lequel les revenus perçus par l’ancien salarié après la fin du contrat — notamment sous forme d’indemnités de chômage — devaient être imputés sur le montant de l’indemnité de carence. Cette position est également écartée.
Le Tribunal fédéral souligne que l’indemnité de carence ne constitue pas une réparation d’un dommage, mais une rémunération convenue pour l’abstention de faire concurrence. Elle est due indépendamment du fait que l’employé retrouve un emploi, perçoive des revenus alternatifs ou change de secteur d’activité. Le but de cette indemnité est d’indemniser de manière abstraite la restriction imposée à la liberté économique de l’employé, sans égard à sa situation financière effective ou à sa réinsertion professionnelle.
En l’absence de disposition contractuelle prévoyant expressément une déduction des revenus de remplacement, l’indemnité de carence doit donc être versée dans son intégralité.
III. Quelques remarques pratiques
L’arrêt 4A_5/2025 souligne combien la rédaction des clauses de non-concurrence mérite une attention particulière.
Le Tribunal fédéral confirme qu’une clause de non-concurrence assortie d'une indemnité de carence lie durablement l’employeur, sauf si le contrat prévoit une faculté de renonciation. À défaut, l’indemnité reste due, même lorsque l’employeur n’a plus d’intérêt économique à faire valoir la clause.
Face à cela, les employeurs ont intérêt à prévoir des mécanismes de flexibilité : renonciation unilatérale, indemnité de carence dégressive, ou adaptation de la clause en fonction de l’évolution des fonctions. Ces dispositions doivent être expressément prévues dans le contrat de travail ou dans d’éventuels avenants subséquents.
Il ne suffit donc pas d’insérer une clause standardisée pour protéger efficacement les intérêts de l’entreprise. Une rédaction imprécise peut se retourner contre l’employeur, en l’obligeant à verser une indemnité sans réelle utilité économique pour l’entreprise. Une approche rigoureuse en amont permet d'éviter de telles difficultés.
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